Au glacier d’Aletsch, la triste disparition de la perche à selfies

Remontons le Tessin en coup de vent, avant de basculer en Valais. Pour vérifier si l’un des principaux monuments naturels du pays, classé au patrimoine mondial par l’UNESCO, attire toujours les foules malgré un virus qui refuse d’abandonner la partie.

Les brassées d’air tiède se réchauffent au fur et à mesure de la descente. Les gouttes de transpiration sous le casque cherchent une sortie. Et encore un virage en épingle à cheveu à prendre au ralenti, les mains moites crampées sur les poignées de frein pour ne pas prendre trop de vitesse; surveiller la trajectoire pour ne pas faire connaissance avec la balustrade comme mardi dernier. Et cette caravane néerlandaise devant qui se traîne dans les lignes droites, pourquoi donc les Bataves doivent-ils à tout prix voyager avec leur maison?

Ce n’est pas que la Suisse soit grande, on sait bien que ses 41'285 km2 de superficie ne représentent que six départements français, ce qui ne veut rien dire, à y réfléchir, mais à force de traîner dans les moindres recoins, elle a fini par le devenir pour nous, grande, la Suisse, d’autant plus que, si on la dépliait, les distances seraient énormes! On ne déplie jamais les pays, mais on devrait parce qu’un grand pays plat et géomorphologiquement simple ne devrait pas compter davantage qu’un petit pays escarpé.

Capture d’écran 2020-08-06 à 18.24.23.png
Vallée de Conches. Photo de Serge Enderlin.

Nous en sommes là dans nos réflexions foutraques, l’air stimule les neurones, en désordre je le concède, en redescendant du Val Verzasca, quand il nous paraît évident qu’à ce rythme nous ne terminerons jamais ce Tour de Suisse à vélo avant le prochain confinement… Sans rire, il convient maintenant d’accélérer, et pour cela le vélo ne suffit plus. La remontée de la vallée de la Levantine se fait ainsi en train ; et dans la foulée le val Bedretto en bus postal jusqu’au Col du Nufenen qui, à 2478 m, est le plus haut col routier des Alpes situé à l’intérieur du territoire suisse.

tourdesuisse.jpg

Qu’il soit ici permis de célébrer cette splendide institution jaune, «Car Postal», qui permet, depuis 1906 avec des véhicules motorisés qui succédaient alors aux diligences, le franchissement des abîmes les plus insondables, qu’il pleuve ou qu’il vente – quand il neige, c’est plus difficile. Sans ce service public, nous serions restés en rade au beau milieu des deux cols les plus pentus de notre périple – nos mollets si vous en vous souvenez, n’avaient pas davantage apprécié les rampes du Col du Susten il y a trois semaines.

Le Nufenen, donc. Il sépare le domaine des Alpes lépontines (tessinoises) de celui des Alpes pennines (valaisannes, bernoises), les massifs méritent qu’on soit précis avec leur toponymie. En selle, pour la plus longue descente du voyage – 52 kilomètres jusqu’à Brigue, mais nous nous arrêterons en route – d’autant plus jouissive que, pour une fois, les motards européens réunis, qui pratiquent, de façon contradictoire, un loisir solitaire à la queue-leu-leu, se sont fait porter pâle aujourd’hui. Vingt minutes de voltige plus tard, et mille mètres plus bas, voici déjà Ulrichen, où l’on tourne à gauche pour s’engager dans le Gomsertal, que les Romands connaissent sous le nom de Vallée de Conches. (Pour ceux que ça intéresse, les habitants sont eux de vrais Conchards). C’est dans ces vertes prairies qu’est né en 1850 dans le village de Niederwald un certain César Ritz qui donnera naissance, bien des années plus tard, et après avoir beaucoup bourlingué, à l’hôtellerie de luxe moderne. Avec cette idée géniale pour l’époque : les toilettes et la salle des bains dans la chambre plutôt qu’à l’étage, il y a des gens qui paieraient pour ça!

Place Vendôme à Paris, dès 1898, il ouvre un premier établissement à son nom, d’autres vont suivre dans le monde entier, ils existent toujours. Avec le parcours mythique du grand homme en tête, son aisance parmi les têtes couronnées et un service impeccable comme viatique pour la gloire, nous prenons place sur la terrasse de l’Hôtel Croix d’Or et de la Poste, à Münster, un Swiss Historic Hotel c’est écrit sur la porte d’entrée. L’accueil est également assez historic. Une mégère nous houspille:

«Vous avez réservé?

-Euh… non, bonjour!

-C’est pour manger?

-Euh… oui, bonjour!

-… Commandez tout de suite les boissons, je vais chercher les cartes.»

Capture d’écran 2020-08-06 à 18.11.31.png
Dans le Gomsertal, l’Hôtel Croix d’Or et Poste proposait la demi-pension à six francs il y a un siècle. Photo de Serge Enderlin.

Les boissons arrivent au même moment que le menu, qui atterrit sur la table après un vol plané d’une bonne cinquantaine de centimètres. Lancée correctement, une carte des mets sait voler. Apparaissent peu après dans un panier deux (sic) tranches de pain emballées dans du plastique. Mesure d’hygiène pour lutter contre le coronavirus? Pingrerie sous cellophane? Pour ce qui concerne la distanciation sociale par contre, aucun problème, la maison a de l’entraînement.

«On peut payer, s’il vous plaît?

-À l’intérieur!»

Pour être honnête, nous ferons l’expérience opposée dans un village plus bas, à l’Hôtel Castle à Blitzingen. Où le propriétaire Peter Gschwendtner, alpiniste d’origine tyrolienne, guide de montagne (on le voit en photo à la réception au sommet de l’Everest sans oxygène en compagnie d’un comparse, en 2004), s’est aussi mis aux fourneaux en autodidacte. Vingt ans plus tard, il a gravi l’échelon Gault&Millau comme si c’était le K2, avec un 16/20 qui fait de sa table alpine la meilleure de la région.

Mais ces considérations hôtelières, si elles font partie du mandat (comment l’industrie touristique suisse surmonte-elle la crise?), nous font perdre de vue le principal objectif du jour : le glacier d’Aletsch, l’attraction naturelle la plus visitée du pays après le Cervin à Zermatt et le Jungfraujoch dans l’Oberland bernois.

Nous y sommes. Devant la nouvelle gare de Fiesch, qui voit passer le Glacier Express. En jargon touristique, inauguration au printemps 2018, cela s’appelle un «nouveau hub de transports publics pour l’Aletsch-Arena» à plusieurs dizaines de millions de francs, où les trains, les bus, et le téléphérique pour Fiescheralp convergent vers le même bâtiment en béton et aluminium. Un quart d’heure plus tard, nous sommes entassés dans la cabine qui monte à l’Eggishorn, pour un nouvel épisode estival des sardines masquées.

Capture d’écran 2020-08-06 à 18.18.37.png
Le glacier d'Aletsch attire de nombreux Romands cet été. Photo de Serge Enderlin

En haut, c’est la foule des grands jours, avec une moitié de Romands. «On doit rester en Suisse, parce que c’est recommandé, et que, franchement, on n’a pas très envie de prendre l’avion, dit une mère vaudoise, un jeune enfant dans chaque main. Et puis il faut reconnaître qu’on avait un peu oublié que, même si nous n’avons pas la mer, nous avons aussi de sacrés paysages chez nous!» Derrière elle, le réchauffement climatique est à l’œuvre sur les 22 kilomètres du plus grand glacier d’Europe. La gravure dans notre guide Baedeker de 1921 montre un serpent de glace presque deux fois plus gros. Mais à Konkordiaplatz, où se rejoignent les trois glaciers qui donnent naissance à celui d’Aletsch, le monstre mesure toujours 900 mètres d’épaisseur. De quoi pouvoir supporter encore plusieurs confinements, et attendre le retour des bataillons de touristes asiatiques pour lesquels la nouvelle gare a été construite. Sans eux rien n’est pareil. Et sans eux, l’impensable s’est produit. Au glacier d’Aletsch, la perche à selfies a disparu.

Ce voyage bénéficie du soutien de Suisse Tourisme et des vélos BMC.

Heidi.news fête ses 5 ans

Jusqu’au 5 mai inclus, tout notre site est en libre accès! Profitez également de 50 % de rabais sur nos abonnements

Je m'abonne