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Ce que les récits de la peste nous apprennent sur la crise actuelle

Ce que les récits de la peste nous apprennent sur la crise actuelle

Des mesures de confinement difficiles à implémenter à travers le monde, l’inégalité d’accès aux ressources et aux soins, des populations délaissées : la pandémie de Covid-19 apparaît tous les jours un peu plus comme une catastrophe qui n’est pas uniquement sanitaire, mais également sociale et morale. Cette crise n’est cependant pas sans précédent dans l’histoire ; les épidémies de peste qui ravagèrent le monde depuis l’antiquité peuvent nous fournir des clefs de compréhension, et certains auteurs nous ont livré en leur temps leur vision de ces épisodes tragiques. Mélissa Fox-Muraton, professeure de Philosophie énumère les leçons que nous devons tirer de cette crise. 

La peste : une catastrophe sanitaire et morale

Mélissa Fox-Muraton est docteur ès lettres, professeure de Philosophie au Groupe ESC Clermont, publié initialement dans The Conversation.

 The Conversation

Grand nombre d’entre nous (re)découvrent actuellement La Peste de Camus, qui décrit bien la situation de peur et d’incompréhension, et l’impact des restrictions sur nos libertés individuelles que nous vivons collectivement. Ce récit littéraire s’insère dans une longue tradition européenne de témoignages et de récits sur la peste.

Ce que ces récits mettent en avant, ce sont les dérives morales et de l’ordre social, parfois bien plus graves que la maladie elle-même, qui peuvent être provoquées par une menace incomprise et des situations extrêmes. Décrivant la grande épidémie qui frappa l’Angleterre en 1665, Daniel Defoe écrit dans son Journal de l’année de la peste de 1722 qu’en dépit de l’horreur et de la détresse face à la mort, la situation « supprimait toute compassion », que « c’était une époque où chacun était si préoccupé de sa propre sécurité que la pitié pour la détresse d’autrui ne trouvait aucune place. » À mesure que les cadavres s’amoncelaient, la perte ne se mesurait pas uniquement en nombre de morts, mais se traduisait également par la déshumanisation des vivants.

Les dérives de la peur

Le Journal de Defoe est bien plus qu’un document historique. Écrit à une époque où l’on craignait que la peste qui sévissait à Marseille en 1720 ne gagne l’Angleterre, il s’agissait aussi d’un message pour ses contemporains et pour les générations à venir. Un message sur l’importance de nos valeurs morales, de la compassion et du souci du bien d’autrui, qu’il est si facile d’oublier lorsque notre propre vie ou bien être sont menacés. Car comme Defoe le souligne, les victimes de la grande épidémie de 1665 ne furent pas seulement celles qui moururent de la maladie. La crainte de la contagion créa aussi beaucoup d’autres victimes, parmi lesquels d’autres malades en souffrance à qui on ne porta pas secours, des enfants ou les pauvres qui moururent de faim, parce que privés de ressources, ou les animaux domestiques sacrifiés en masse dans la peur de la contagion.

Les récits et témoignages sur la peste font tous état de ce basculement vers l’individualisme provoqué par la propagation de la maladie. Samuel Pepys, qui raconte dans son journal les événements de 1665, évoque les mesures strictes de confinement imposées, soulignant qu’alors « la peste nous rend[ait] cruels, comme des chiens, les uns envers les autres. »

Boccace, dans le Décaméron, décrivant les débuts de la pandémie de 1348 qui sévissait à Florence, raconte une vie dans la peur et le repli, où « les citoyens se fuyaient l’un l’autre, et que nul n’avait souci de son voisin. » Il nous rappelle également que ce fut la « cruauté » non seulement du ciel, mais également des hommes, qui entraîna la perte de plus de cent mille êtres humains pour cette seule ville – avec ses « malades […] si mal secourus, ou même, en raison de la peur qu’ils inspiraient […] abandonnés dans [le] dénuement. »

Une leçon de vie et d’humanisme

Face à ces menaces, que nous apprend l’histoire de la peste ? Elle nous instruit tout d’abord sur les ravages causés par la peur et l’incertitude, et sur la fragilité de nos valeurs morales lorsque nous devons faire face à une menace. De Sophocle (Œdipe roi) à Boccace, Pepys et Defoe, ou encore Camus, les récits historiques et littéraires sur la peste mettent en avant les dangers de la désorganisation sociale et de la perte d’humanité qui surgissent lorsqu’on se prend pour des victimes et que l’on commence à chercher des coupables, lorsqu’on se préoccupe chacun de soi-même. Ils soulignent ainsi la nécessité de lutter pour préserver nos facultés morales, la compassion et le souci d’autrui.

L’histoire de la peste nous rappelle aussi que la gravité des épidémies ne tient pas uniquement de la maladie elle-même. Ce qui commence par une menace diffuse peut se transformer rapidement en situation de détresse massive. Si les mesures de confinement et de fermeture des lieux publics auront certainement des conséquences économiques sérieuses, l’histoire de la peste nous rappelle que bien plus grave serait le délaissement de nos devoirs envers les autres.

Mais il ne faut pas oublier que si c’est les personnes vulnérables que ces mesures exceptionnelles visent à protéger, ces mesures elles-mêmes produisent d’autres vulnérabilités. Il est important de nous rappeler aujourd’hui que l’Europe ne comporte pas uniquement des citoyens vivant tranquillement chez eux, mais également des personnes sans domicile fixe, des familles vivant dans des espaces réduits, des migrants et des personnes incarcérées. De nombreuses personnes en situation de précarité se trouvent désormais doublement pénalisées par la fermeture des commerces, comme celles qui se nourrissent grâce aux invendus de la restauration désormais fermée. Il est aussi de notre devoir de nous assurer que les mesures de protection sanitaire n’entraînent pas des dommages collatéraux pour ces populations.

L’histoire des épidémies de peste nous rappelle également les injustices qui se créent suite à la fermeture des frontières, quand les communautés s’occupent de leur propre bien-être en oubliant les autres, au-delà de leurs frontières, qui subissent parfois des sorts plus difficiles. À l’heure où les états se préoccupent essentiellement de leurs propres citoyens et territoires, nous ne devrions pas oublier qu’ailleurs dans le monde, il y a des populations qui meurent de faim, qui n’ont pas accès aux soins voire à l’eau potable, ou qui sont assujetties à des régimes oppressifs.

Un message d’espoir

Il y aurait cependant une autre leçon à tirer de l’histoire de la peste. Une épidémie est un type de phénomène particulier, à la fois hautement individuel et absolument collectif. Nous pouvons espérer que cette expérience collective, que nous partageons avec 4 milliards de confinés à travers le monde, soit l’occasion pour nous de réapprendre la valeur de l’humain et de nos relations à autrui. Et l’occasion de réapprendre à quel point nos libertés sont des biens précieux.

La peste de Camus porte cet espoir. Si c’est le récit d’une situation limite, d’une horreur indicible (celle du nazisme tout autant que de l’épidémie), de la mise à nu de l’absurde réalité du monde, Camus nous rappelle « qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ». Son message est que nous devons chercher à comprendre et à garder la mémoire des épreuves que nous traversons, et que nous devons continuer de lutter pour faire de notre monde un monde meilleur.

Qu’il s’agisse d’œuvres de fiction ou de témoignages historiques, comme ceux que l’on retrouve chez Pepys, Defoe et Boccace, les récits sur la peste peuvent nous servir de miroir pour mettre en perspective la situation que nous vivons . Lorsque nous nous trouvons pris dans l’immédiateté et l’urgence du présent, il est souvent difficile d’avoir le recul nécessaire et les grilles de lecture pour comprendre ce que nous subissons. C’est alors que l’histoire et la littérature se révèlent essentielles pour nous guider vers une meilleure appréhension de notre situation, développer notre compassion et notre empathie, et nous indiquer le chemin pour renouer avec l’avenir.